Monsieur le Maire,
Madame Claudine Helft, présidente du jury,
Mesdames les membres du jury du Prix Louise Labé,
Chers amis présents en cette occasion,
Au moment où vous me distinguez, vous choisissez d’élire un poète à peine plus âgé que l’inspiratrice de votre société à son dernier jour, et dont –comme d’autres- je tiens la toujours audacieuse écriture pour l’une des sources vives de l’esthétique contemporaine. Louise Labé a laissé une œuvre brève mais diversifiée : seulement trois Elégies, vingt-quatre Sonnets ainsi que »un dialogue sur la passion : « Débat de Folie et d’Amour ».
Aussi, en choisissant de m’attribuer la distinction qui porte son nom, vous honorez une œuvre poétique, sans doute assurée dans sa tonalité et les thématiques qui la traversent, mais encore saisie à son point de naissance. Cela me touche à deux égards : d’abord parce que la décision procède seulement de poétesses dont la talentueuse recherche se fortifie d’une prémonition essentiellement féminine ; ensuite, parce que cela a pour conséquence de rendre presque anecdotique le constant reproche que les esprits endurcis ou trop vite gagnés aux contraintes d’une époque violente ne manquèrent jamais d’adresser à une sensibilité jugée excessive, sans doute rebelle à l’arbitraire, mais non point à la discipline de la pensée.
Bien des raisons me relient aux principes de la Renaissance. Sans excepter les valeurs d’un humanisme tempéré de spiritualité, parfois même rehaussé d’un surcroît de mystique qui exalte les pouvoirs de la créature en fidélité à l’imitatio déi dont les attentes, quoique dégrisées nous restent proches, l’art –et notamment l’art poétique- s’y déploie dans la conscience aigue de l’histoire, déjà il autorise la diversité, car les dieux s’éloignent, tandis que la Terre s’accroît et que le Cosmos mieux connu ouvre le regard humain sur l’infini. Les certitudes léguées par les Anciens s’estompent, le langage mythique le cède peu à peu, et pas à pas, à la prise de parole en première personne.
Homme de culture –et dirai-je, de cultures mêlées- l’esprit de plusieurs idiomes –les deux rives de la Méditerranée- souffle dans mon usage de la langue française, informant le mouvement des rythmes et des vocables, exprimant le plus souvent une expérience des confins. C’est pourquoi, je tiens que la vision précède le style, et que la pluralité des voix façonne, à chaque occasion, les manières de dire.
L’écriture poétique se distingue de toute autre expression, notamment verbale, en ce que le sujet qui en use tend à exhumer ce qu’à défaut de mieux j’appellerai un « univers ». De quoi est fait cet univers ? Qu’est-ce qui permet de le libérer ? Existe-t-il au monde une façon d’y parvenir, qui serait en somme la voie d’accès la plus simple, la plus singulière aussi y conduisant ? Les tentations d’alchimistes ne sont pas très loin, puisqu’il s’agit de transmuer le vil matériau du tout venant en fine matière. Répondre à ces questions, revient à préciser, ce qui fait selon moi, le principe de poésie.
« Principe » à libre voie, permettant d’appréhender toute provenance, mais aussi –à partir de cela- de dessiner la plénitude de chaque « motif » ainsi perçu.
Puisque la quête réside dans la recherche de la voie, il faut journellement se montrer attentif au monde, le plus simplement du monde. Et, pour ce faire, admettre de ruser avec ce contre quoi la pensée haute –le « haut langage »- se fait une obligation de rupture : Je veux parler du ‘’lieu commun’’.
Cela veut dire que la première reconnaissance du sujet entré en poésie consiste à se reconnaître artisan, avant de se vouloir « poète ». Il n’y a là de devenir que dans l’acceptation d’une condition commune, telle qu’elle préside peut-être au renoncement. On voit par là, qu’il existe entre l’ascèse de l’artisan et la sollicitude de l’ascète un lien de ressemblance, et peut-être une contiguïté religieuse (ce dernier mot compris en son sens obvie).
Equipé de ce seul bagage, de cet appareil d’enregistrement par ailleurs si équivoque, je vais me faire personne-de-l’écoute, symbole du regard –ou plutôt mystère- puisque je me tiens sur la rive d’où je guette l’avènement de l’autre part du langage, cette part le plus souvent secrète, parfois à jamais méconnue, qu’il ne tient qu’à chacun d’incarner, en lui donnant naissance et voix. Pourquoi en serait-il nécessairement ainsi, et pas autrement ? La seule prétention de cette question vaine redouble une autre question, plus vaine encore : Celle de l’immensité de notre finitude, dont toute la grandeur tient dans l’affirmation qu’il y a de l’autre plutôt que rien !
C’est dans cette fragile certitude, conviée à tamiser le grain de l’histoire, qu’en silence persiste encore celle ou celui qui a fait vœu de parole.
Il suffit à chaque fois de presque rien. Comme de nommer d’abord, de manière élémentaire, avec les premiers rudiments de la langue, ce qui vient à la présence, pour qu’aussitôt, en une épiphanie qu’il reste à séduire, l’aura de cette vie se lève, et avec elle, le sens que –captive de nos patiences- elle maintenait celée.
La notation me ramène la première au « principe de poésie » : Je puis dessiner des espaces, animer des voix, aviver le passé, susciter l’essentiel de ce qui passe ; il reste que si une phrase décrit en fait –comme cela est indûment admissible les signes traduisent surtout d’autres signes, les signes des images, les images –frappées comme monnaie- d’autres images encore, et ainsi de suite jusqu’au désespoir du sens porté…
Pourtant, ce n’est pas le langage seul que cherche à sculpter le parolier du monde, ce n’est pas non plus le seul monde que celui-ci donnera comme fin à son exigence. Ce qu’il est alors question d’exalter, à l’occasion de cette redoutable et permanente agonie, ce dont le travail de la langue cherche alors à traduire le souci, c’est seulement ce qu’il m’est permis de discerner de l’utopie humaine.
Ainsi, à partir de la plus humble notation –le plus souvent furtive, à la façon de ce qu’elle prétend « représenter » -mais en fait susciter, ou ressusciter, et ramasser à la dérobée- je dirigerai le regard vers ce qu’il m’incombe d’en dire si je veux demeurer vivant parmi les vivants, et nouer, l’instant d’une geste à voix haute, sans communication- singulièrement, harmonieuse ou cassante- toute affaire cessante- la possibilité d’une communion.